lundi 1 novembre 2010

L'empreinte des temps

René Forgeot, un haut-marnais en avance sur son temps

De tous temps, différentes méthodes ont été employées pour essayer de rendre reconnaissables les repris de justice et les criminels en cavale, mais depuis cent cinquante ans, la science a fait apparaître dans les prétoires un personnage nouveau : l’expert. Celui ci est désormais au centre de toutes les grandes affaires criminelles, et le spécialiste en dactyloscopie est le plus familier des cours d’assises. L’analyse des empreintes digitales détrôna rapidement l’anthropométrie criminelle de Bertillon, non sans réticences. Parmi les adeptes de l’analyse papillaire, un de nos compatriotes, le docteur Forgeot, n’a pas eu la reconnaissance de sa clairvoyance sur les immenses possibilités de cette technique.
Alphonse Bertillon [1], est sans contestation possible l’inventeur de la criminologie scientifique. Fils de l’anthropologue Auguste Adolphe Bertillon, il n’avait d’intérêt dans l’existence que pour l’identification des criminels et la statistique. La Sûreté avait bien intégré la photographie dans ses méthodes d’identification des délinquants, mais son fichier s’est avéré rapidement inutilisable tant soit peu que le suspect se soit laissé pousser la barbe, ou qu’il eut vieilli, le rendant ainsi méconnaissable. L’idée de Bertillon consistait à mettre en pratique les travaux anthropologiques de son père, partant du constat qu’un certain nombre de mesures ne changeaient pas tout au long de la vie d’un individu adulte. Les risques de confusion étant de 1 sur 268.435.456 pour quatorze mesures, sa méthode donna lieu à la création des fiches signalétiques bien connues des anciens de l’identité judiciaire. Le bertillonnage ne fut réellement pris au sérieux par les autorités qu’en 1883 quand le préfet Camescasse créa l’école de police et permit la mise en place de la méthode anthropométrique qui aboutira à l’arrestation de plus de cinquante malfaiteurs dès la première année. Bertillon devient alors le criminologiste le plus écouté de son temps, mais il ne saura pas reconnaître l’intérêt d’une nouvelle méthode d’identification : la dactyloscopie.
Certains peuples utilisaient l’empreinte d’un pouce moulé dans l’agile molle, en guise de signature, notamment il y a 5 000 ans lors des transactions commerciales à Babylone, mais c’est un administrateur des Indes Herschel qui remit à l’honneur cette méthode d’identification. Ce gouverneur anglais connaissait des difficultés considérables avec le versement des pensions aux fonctionnaires et anciens soldats de Sa Majesté britannique, car la coutume voulait que les héritiers vinssent toucher à la place des défunts l’argent distribué par la Couronne. Comme l’état civil n’existait pas dans cette province Herschel leur fit appliquer la marque de leur pouce au bas de ce qui servait de quittance. C’est ainsi qu’il se rendit compte que les lignes digitales étaient toutes différentes. Un autre britannique, Galton, s’appuyant sur ses résultats publie en 1892 un ouvrage élaborant une méthode scientifique d’identification : « Fingerprints », mais certaines centrales policières du monde [2] faisaient de la résistance, emmenées par Bertillon. Un jeune médecin haut marnais, le docteur René Forgeot avait compris rapidement l’intérêt de cette méthode.
René Forgeot naît en 1865 à Vignory dans une famille de médecins [3], et c’est tout naturellement qu’il prêtera le serment d’hypocrate après avoir exposé dans sa thèse de doctorat tous les avantages que l’on pouvait retirer des empreintes digitales. Il va exercer à Chaumont et laissera quelques écrits d’histoire locale [4] avant de mourir pour la France le 27 mars 1916. Dès 1891 il publie “Les empreintes latentes relevées par des procédés spéciaux au point de vue d'anthropologie criminelle [5]” et en 1892 “Des empreintes digitales étudiées au point de vue médico-judiciaire” puis “Des Lignes papillaires et des empreintes, au double point de vue médico-légal et ethnographique”. C’est ainsi qu’il apparaît comme un précurseur de l’emploi de la dactyloscopie en anthropométrie judiciaire et en génétique, mais il est rapidement oublié au profit de Bertillon qui “n’ignore point la part prise, dans l’étude des empreintes digitales, par M. le docteur Forgeot puisque jadis il a écrit à ce dernier une lettre fort élogieuse [6]”. Finalement en 1902, le service de l’identité judiciaire utilise les empreintes digitales pour l'identification des délinquants et Bertillon améliora le système, en 1903, en introduisant une nouvelle méthode pour relever les empreintes sur des surfaces lisses [7] .
Vers 1914, peu avant sa mort, Alphonse Bertillon suggéra aux artistes de mettre leurs empreintes sur leur travail afin d’empêcher la fraude. Un article à ce sujet a paru dans le Matin sous le titre "Bertillonnage, on ne truquera plus les oeuvres d’art" dans lequel un certain nombre d’artistes célèbres dont Rodin déclaraient être favorables à ce système. Forgeot était déjà oublié.

Notes
1 Alphonse Bertillon (1853-1914)
2  L’utilisation des empreintes, appelée dactyloscopie, fut améliorée par Edwards Richard Henry, chef de la police londonienne et se généralisa dès 1897 supplantant l’anthropométrie.
3 La famille Forgeot était originaire de Langres. C’est son grand père qui est venu s’installer à Vignory dont il sera maire et conseiller général.
4  Le Bureau des pauvres de la ville de Chaumont. Docteur René Forgeot. Chaumont, R.Cavaniol 1914
5 Publié dans la collection “documents de criminologie et de médecine légale” que dirigeait alors le professeur Alexandre Lacassagne (1843-1924) fondateur de l’école lyonnaise de criminologie et créateur de la revue d’anthropologie criminelle.
6  Petit Champenois du 26 juin 1912.
7  C’est seulement à cette date qu’il publiera son premier travail sur le dactylogramme: “Notice sur les empreintes digitales”


Sources: 
Bibliothèque Nationale de France : site internet
B.Colin: Garance et bleu horizon. Sidec 1972
F.Veillerette: Les illustres chaumontais des origines à nos jours. Promoba 1984.
A.Monestier: Les grandes affaires criminelles. Bordas 1988